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Quelques livres à emporter sur l'île déserte

Elena Ferrante, L'amie prodigieuse

                            Le nouveau nom

                            Celle qui fuit et celle qui reste

                            L'enfant perdue

Quelques livres à emporter sur l'île déserte
Quelques livres à emporter sur l'île déserte
Quelques livres à emporter sur l'île déserte
Quelques livres à emporter sur l'île déserte

Naples, 1950. Lila, dix ans, jette Tina, la poupée de Lenù au fond d'une cave. Lenù fait à son tour glisser Nù, celle de Lila, dans le cellier de Don Achille, figure simiesque de l'ogre, usurier redouté du quartier. A la quatrième volée de marches qu'elle gravissent vers la demeure de Don Achille, Lila prend la main de Lenù. Trente ans plus tard, Lila prend dans ses bras Imma, la fille de Lenù, laissant sa propre fille Tina échapper à sa surveillance. Tina disparaît alors, comme la poupée dans l'antre noir de l'usurier.

 

Entre ces deux événements, l'amie prodigieuse, Lila, fait et défait l'ordre du quartier au gré de son intelligence fulgurante, s'embourgeoise brutalement, s'appauvrit avec la même indifférence. Ce qu'elle aime : apprendre, exercer son génie créatif sur tout ce qui se présente et peut faire contrepoids à sa terrible lucidité.

 

Lenù s'éloigne pour exister, subit pourtant la force extraordinaire de cette amie exceptionnelle, et revient. Mue par le  besoin d'"entendre la musique folle du cerveau de l'une faire écho à la musique folle du cerveau de l'autre"...

 

Le premier tome du roman, L'amie prodigieuse, narre l'enfance. Lila et Lenù grandissent à Naples, "avec l'obligation de rendre [la vie] difficile aux autres avant que les autres ne la [leur] rendent difficile". Le quartier est tout l'univers. Et Lenù découvre pour la première fois, à la faveur d'une fugue avec Lila, que l'idée d'explorer ses frontières et l'espace au-delà la stimule  plus qu'elle ne l'effraie.

 

Le nouveau nom scelle les vies désormais parallèles des deux personnages : l'une étudiera, taraudée par un sentiment d'imposture et par l'ambiguïté des sentiments de sa mère, partagée entre la jalousie et l'espoir, corrélat du changement de classe sociale qu'elle opère ; l'autre se mariera, pour échapper à la pression de sa famille qui voit en elle le moyen de s'enrichir en unissant leur fille à un camorriste. Lila épouse Stefano pour ne pas épouser Michele, vers qui sa famille la pousse, et comprend dès le soir de son mariage que ce dernier est devenu l'employé du mafioso qu'elle méprise. La nuit de noces, nuit de viol, fragilise encore le rapport que Lila entretient à son corps. Les expériences de "délimitation", où les choses et les gens se mettent à perdre leur contour, se multiplient et toute l'énergie de Lila n'a désormais d'autre objet que de maintenir ces contours fragiles (ceux du moi qui se fragmente dans une expérience psychotique ?), et qui trouvent, dans le dernier tome, un écho tragique dans le tremblement de terre qui secoue Naples en novembre 1980.

 

Celle qui fuit et celle qui reste ancre le roman dans une perspective plus politique, dans les années 60-70 : Lenù, devenue romancière, fréquente désormais l'intelligentsia de gauche  (et épouse le fils de l'un de ses éminents représentants, l'universitaire Airota, marié à la directrice de collection d'une des maisons d'édition les plus importantes de Florence) et Lila, devenue ouvrière après avoir quitté son mari et échappé à la camorra, s'essaie un moment à l'action militante avant d'en apercevoir, très vite, les limites. Naples devient le laboratoire des luttes sociales où s'affrontent, à la sortie des usines, les nostalgiques du fascisme dont les parents, au quartier, se sont enrichis grâce au marché noir, l'extrême gauche et les anarchistes.Comme déjà dans le premier opus, la dimension des personnages domine le troisième tome, où sont disséqués, avec une grande finesse, les mobiles, ambiguïtés et contradictions de ces engagements qui font éclater le microcosme du quartier et des amitiés d'enfance. La figure de Nino, opportuniste, polygame, à l'intelligence dévolue à une mythomanie maladive, est le versant masculin de l'intellectuel issu d'une classe populaire, mû malgré lui par l'obsession de plaire et d'échapper à son origine, dont les principes s'accommodent, peu à peu, de toutes les concessions...

 

Elle condense ce que le dernier tome, L'enfant perdue, laisse entendre entre les lignes : la violence du quartier, celle de Naples, celle de l'Italie des années 70, n'est que le microcosme d'une corruption qui gangrène le monde moderne : "la déception dans laquelle finissait tôt ou tard tout amour pour Naples était une loupe permettant de regarder l'Occident dans son entier. Naples était la grande métropole européenne où, de la façon la plus éclatante, la confiance accordée aux techniques, à la science, au développement économique, à la bonté de la nature et à la démocratie s'était révélée totalement privée de fondement, avec beaucoup d'avance sur le reste du monde".

 

Et Lila, allégorie de cet espoir né de l'intelligence, s'efface : elle disparaît comme sa fille vingt ans plus tôt, comme la poupée qui porte le nom de l'enfant perdue dans la cave de l'usurier. Lila dont l'intelligence gratuite ne se plie à aucune utilisation et à aucun but : "Lila, c'est la plèbe qui refusait d'être sauvée".

Seule, demeure la trace esthétique de cette absolue gratuité : la littérature.

Car le récit de cette amitié en scellera aussi la fin.

Quelques livres à emporter sur l'île déserte
Quelques livres à emporter sur l'île déserte

L'homme qui mit fin à l'histoire est une novella qui tient à la fois du récit historique, du roman d'anticipation et du documentaire. Deux scientifiques, époux à la ville, mettent au point une machine à remonter le temps : Akemi Kirino, physicienne expérimentale nippo-américaine et Evan Wei, historien sino-américain spécialisé dans le Japon classique. Constatant que, faute de pouvoir dépasser la vitesse de la lumière, utiliser un télescope dans l'espace pour voir le passé nous demeure inaccessible, ils trouvent le moyen de tricher et mettent au point une machine permettant de voyager dans le passé et de revivre des événements. Mais le passé se consumant sous nos yeux, il n'est possible d'y retourner qu'une seule fois par période visitée, sans possibilité d'agir sur ce que l'on voit.

 

Ken Liu revient, via cet artifice fictionnel, sur les années sombres durant lesquelles l'unité 731, commandée par le général Shiro Ishii sous mandat impérial japonais, se livre à l'expérimentation humaine qui provoquera la mort de près d'un demi-million de personnes dans la province chinoise du Mandchoukouo, entre 1936 et 1945. Il suscite, par un récit littéraire  tout en finesse mêlant le documentaire, le témoignage et l'interview, une interrogation sur les liens entre fiction et histoire, sur le rapport ambigu entre l'histoire comme récit et l'histoire comme ensemble des événements passés. Il soutient l'idée troublante selon laquelle la conscience et la mémoire ont besoin de la fiction pour appréhender la réalité, qui ne parvient pas, par sa seule existence, à convaincre.

 

Ce faisant, il montre le rôle crucial de la littérature dans l'élaboration des connaissances humaines : l'homme a besoin de fiction pour appréhender la vérité qui, autrement, lui échappe, pour des raisons essentiellement cognitives : "oui, le cerveau reçoit les signaux et s'en sert  pour créer une narration, mais le résultat n'a rien d'illusoire, ni dans le passé, ni dans le présent". Mais peut-être aussi pour des raisons psychologiques, qui dépassent en complexité les raisons politiques et l'intérêt des états : "Au long de notre histoire, nous n'avons fait fonctionner le droit international qu'en tablant sur le silence du passé" (Ken Liu rappelle qu'"à l'issue de la guerre, le général Mac Arthur, commandant en chef des forces Alliées, a préservé les membres de l'Unité 731 afin de récupérer les résultats de leurs expériences et de soustraire lesdites données à l'Union Soviétique"...).

 

Toute la question est là : "Quel rôle éventuel voudra-t-on attribuer à ces voix du passé dans notre présent ? A nous d'en décider". Et la force du roman de Ken Liu, c'est de ne pas seulement questionner, justement, l'intérêt des gouvernants et des états, mais aussi le désir des gouvernés sur ce délicat problème de la construction de la mémoire collective.

 

Comme Machiavel écrivant Le prince en italien plutôt qu'en latin, langue des seuls érudits, et analysant sans concession le besoin de fiction des gouvernés, plus attentifs à l'image du gouvernant qu'à son action politique, Ken Liu nous renvoie à notre propre ambiguïté : ainsi ce professeur de lycée australien, interviewé sur les témoignages des bourreaux de l'Unité 731, expliquant que les personnes âgées souffrant de solitude feraient n'importe quoi pour attirer l'attention, y compris avouer "ces trucs ridicules qu'ils sont censés avoir faits". Ou cet employé japonais, expliquant ces témoignages par un lavage de cerveau opéré par les communistes qui ne violentent pas les membres chinois de l'Unité 731 emprisonnés après la guerre : "J'entends encore un de ces vieillards décrire  la gentillesse de ses gardes. Des gardes communistes gentils ! Si ce n'est pas la preuve d'un lavage de cerveau, ça...". Ou ce directeur chinois de magasin Sony : "La guerre est finie depuis longtemps. Il faut passer à autre chose. Ca sert à quoi de déterrer de pareils souvenirs ? Les investissements japonais en Chine bénéficient à l'emploi et tous les jeunes Chinois adorent la culture japonaise". Ou encore ce soldat japonais à la retraite, Hiroshi Abe : " Hiroshi Abe : Les soldats qui ont "avoué" ont déshonoré ce pays. Intervieweur : A cause de ce qu'ils ont fait ? Hiroshi Abe : A cause de ce qu'ils ont dit".

 

On ne peut plus clairement dire que les mots comptent plus que les actes. Est-ce pour cette raison que Ken Liu écrit des fictions ?

 

Dans ce bref roman en effet, l'auteur démontre magistralement que seule la littérature est apte à nous faire entendre la vérité.Un propos qui ne peut que résonner d'une manière puissante à une époque où la parole désinhibée de dirigeants politiques tente de nous persuader que la lecture de Mme de La Fayette n'est d'aucun intérêt pour "les guichetières" comme pour ceux qui les gouvernent. L'art, et la littérature en particulier, parce que la mémoire a besoin de récit pour s'élaborer, sont les garants de notre humanité. Ils sont, avec la philosophie, les indispensables outils critiques dont les sciences ont besoin pour réfléchir à la manière dont nous construisons nos connaissances, à l'usage que nous faisons de celles-ci et à ce que toute démarche scientifique implique, dans ses effets sur le monde et sur nous-même. De ce point de vue, les mots que Ken Liu met dans la bouche du directeur du département d'archéologie d'une grande université de Taïwan sont édifiants  : "Un des paradoxes cruciaux de l'archéologie, c'est que, pour fouiller un site avant de l'étudier, il faut le détruire. Au sein de la profession, on débat à chaque site pour savoir s'il vaut mieux le fouiller ou le préserver in situ jusqu'à la mise au point de nouvelles techniques moins invasives. Mais sans fouilles destructrices, comment mettra-t-on au point ces nouvelles techniques ?".

 

Edifiants, car ils font écho à l'argument utilisé par les créateurs de l'Unité 731, dont l'objectif était de faire progresser les techniques chirurgicales sur les champs de bataille...

 

Tu, mio, Erri da Luca

Quelques livres à emporter sur l'île déserte
L’histoire que nous conte Erri da Luca se passe dans les années cinquante, sur une île de pêcheurs au large de Naples. Le narrateur a seize ans. Il n’a pas de prénom. Autour de lui Daniele, son cousin plus âgé, son oncle et Nicola, le vieux pêcheur laconique qui lui enseigne le temps d’un été l’art de capturer la murène, la rascasse sans s’écorcher à sa tranchante épine dorsale, le mérou qui se terre malgré l’hameçon planté dans sa gueule.
Et Caia.
Caia est une jeune fille étrange et belle, à la dent légèrement fendue. A l’instar des autres jeunes filles du groupe, elle flirte avec Daniele et avec d’autres jeunes gens, mais sa légèreté n’est qu’apparente. Le narrateur lit en elle un secret. Lui le garçon entre deux âges, trop taciturne pour ses congénères et trop jeune pour le groupe de Daniele, va quitter cet âge de la transition pour pénétrer ce mystère et accomplir le vœu d’un mort.
Erri da Luca nous livre un récit d’une prodigieuse poésie et, ce faisant, nous fait appréhender de l’intérieur la relation puissante qui unit, chez les Napolitains comme chez les Siciliens, les vivants aux morts. Car c’est par ces derniers que les vivants s’approprient leur temps et appréhendent l’histoire. Ce héros sans nom est choisi par l’un de ces hommes que les nazis ont dépossédés de leurs biens, de leur âge et de leur identité pour dire leur rémanence à ceux qui les aiment comme à ceux qui les ont haïs.
Un texte sublime.

 

Extrait :

 

On donnait Pour qui sonne le glas. Daniele s’assit à côté de sa préférée, moi je ne trouvai pas de place à côté de Caia, mais dans la rangée de derrière. Elle se retourna et me fit signe d’allonger mes bras sur le dossier de sa chaise. Ce que je fis, elle y appuya sa tête, et je regardai le film dans la position la plus incommode et la plus suave de toute ma vie. L’odeur de ses cheveux sales de foule en fête et de vacarme, mes doigts incrustés de résine de pin, la nuit qui s’ouvrait en haut pour descendre sur la terre avec un début de vent chaud : c’était une odeur et un air qu’il fallait avaler et ne plus laisser sortir. J’aspirais, fermant à l’extérieur mes autres sens. Je me rappelle peu de choses du film, la beauté pantelante d’un amour de guerre.
Caia s’appuyait contre mes bras et j’étais tout près d’elle au point d’avoir ses cheveux à un centimètre de mes yeux. Elle regardait tantôt le film, tantôt la nuit, en haut, qui servait de plafond au cinéma. Elle se détournait de l’histoire, en rejetant un peu sa tête en arrière, l’approchant de la mienne. Alors, j’y appuyais mon front et, tandis qu’elle ouvrait tout grand les yeux à l’obscurité du ciel, moi je les fermais sur sa nuque. J’écoutais le battement d’une de mes veines au poignet qui soutenait sa tête. Je sentais le vide tout autour, nous étions tous les deux une lourde grappe de raisin qu’on allait détacher. Mais la grappe tremble à l’arrivée des vendangeurs, l’épi vibre de douleur au bruit de la faux voisine, nous non, nous étions immobiles et tendus, attendant la main qui nous détacherait de cet été pour faire de nous le fruit d’une récolte.

La course à l'abîme, de Dominique Fernandez

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La course à l'abîme est un roman biographique retraçant le parcours fulgurant de Michelangelo Merisi, dit Le Caravage, peintre de génie né en 1571 et mort en 1610 dans des circonstances mystérieuses.
Fernandez a pris le parti de reconstruire une existence parfois caricaturée en s'appuyant sur l'essentiel : les œuvres prodigieusement audacieuses dont il dresse, page après page, une forme d'interprétation à partir de quelques fils conducteurs biographiques : la mort prématurée du père, qui peut-être stimule secrètement la création d'un style unique et inédit, d'une identité caravagesque (Merisi n'a signé qu'une seule toile, comme si l'oeuvre n'avait pas besoin du paraphe de l'auteur pour être identifiée) ; un goût prononcé pour la transgression, que l'on retrouve tant dans sa peinture, qui joue subtilement avec les codes religieux de l'époque, que dans sa biographie, marquée notamment par une condamnation à mort du pape et par le contrat lancé sur sa tête à la fin de sa vie par l'ordre de Malte, dont il venait à peine d'obtenir la protection ; un humanisme dans lequel réside tout entier son sens profond du sacré (il est l'un des premiers à mettre au centre de ses toiles des hommes du commun, prostituées (hommes et femmes), vieillards aux ongles crasseux qui incarnaient Saint Jean Baptiste, Marie ou Saint Mathieu ; un érotisme puissant, subtilement subversif, partout présent dans l'oeuvre ; une obsession, enfin, pour la volupté secrète de se voir donner la mort par l'être aimé, que Fernandez lit partout dans l'oeuvre, et dont Le David et Goliath constitue l'apogée.
Fernandez s'est servi de la figure récurrente d'un ami peintre qui a souvent servi de modèle au Caravage, Mario, pour briser le mythe de l'homosexuel inconstant (concession à la modernité) et de l'homme brutal dont les démêlés avec la justice nourrissent encore aujourd'hui la réputation. Il refuse tout simplement de croire qu'un artiste aussi maître de lui dans sa peinture puisse être une simple brute aux affects primitifs et met subtilement en scène une âme visionnaire servie par des désirs puissants. Aussi fait-il de Mario l'inspirateur des plus beaux tableaux du Caravage, jusqu'au David et Goliath. Ce faisant, il réalise imaginairement le fantasme récurrent qu'il décrypte dans toute l'oeuvre, en faisant de Mario l'assassin consentant et si sublimement épris de Merisi.
Un livre admirable.
Quelques livres à emporter sur l'île déserte

David et Goliath,

Tout ce que j'aimais, de Siri Hustvedt

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Tout ce que j'aimais est un texte qui donne à penser. Le genre de roman qui vous hante longtemps après que vous l'avez lâché, à regrets.
Pas seulement parce que vous aimez les personnages, la figure de Bill, peintre visionnaire habité par l'oeuvre qui grandit en lui et finit par se substituer à son corps lorsqu'il meurt.
Pas seulement parce que l'auteur analyse la folie comme une forme de réaction créative aux conventions sociales qui affectent nos perceptions, et non simplement comme le résultat d'une histoire singulière combinée à l'action des gènes.
Pas seulement parce qu'elle interroge avec finesse les relations ambiguës de l'art avec la critique, de l'acteur et du voyeur, du dedans et du dehors.
Peut-être juste parce que Siri Hustvedt nous donne à voir les multiples "je" à l'oeuvre dans une identité, à commencer par celle du lecteur qui, en découvrant le premier tableau du roman, distingue une ombre discrète posée comme un voile sur une partie de l'image. Cette ombre est-elle la nôtre, celle du peintre (dont le tableau représentant une femme est l'auto-portrait !) ou celle d'un autre personnage, absent du tableau, mais présent dans la scène qui l'a inspiré ?
Tout ce que j'aimais est un roman envoûtant, d'une intelligence folle.

 

Extrait :

C'était un grand tableau, à peu près un mètre quatre-vingts sur deux mètres quarante, qui représentait une jeune femme couchée par terre dans une pièce nue. Elle était appuyée sur un coude et paraissait regarder quelque chose hors du cadre du tableau. Un flot de vive lumière entrait dans la pièce de ce côté, illuminant son visage et son torse. Sa main droite reposait sur son mont de Vénus et, en m'approchant, je vis qu'elle tenait dans cette main un petit taxi - une version miniature de l'omniprésent taxi jaune qui circule dans les rues de New York.
Il me fallut une minute environ pour comprendre qu'il y avait en réalité trois personnes dans le tableau. Tout à fait à ma droite, du côté sombre de la toile, je remarquai qu'une femme sortait de l'image. Seuls son pied et sa cheville restaient visibles à l'intérieur du cadre, mais le mocassin qu'elle portait était peint avec un soin minutieux et, une fois que je l'eus aperçu, je ne cessai de revenir à lui. La femme invisible devenait aussi importante que celle qui dominait la toile. La troisième personne n'était qu'une ombre. Pendant une minute, je pris cette ombre pour la mienne, et puis je compris que l'artiste l'avait incluse dans l'oeuvre. De l'extérieur du tableau, quelqu'un regardait cette belle jeune femme vêtue seulement d'un t-shirt d'homme, un spectateur qui semblait se tenir juste à l'endroit où je me tenais quand j'avais remarqué l'ombre qui s'étendait sur son ventre et sur ses cuisses.

Les chaussures italiennes, Henning Mankell

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Fredrik Welin, un homme de 66 ans, vit reclus sur une île suédoise, seulement relié à la vie par la visite quotidienne d'un facteur hypocondriaque avec qui il tisse un dialogue de sourds. Chaque matin, il brise la glace qui se reforme la nuit à la surface de l'eau et s'immerge durant quelques minutes, pour être sûr d'être vivant.
Fredrik a compris, à l'âge de dix ans, qu'aimer c'est faire l'expérience douloureuse de la solitude, s'exposer à la pire des souffrances : celle de la perte de l'être cher.
Alors, devenu adulte, il quitte la femme qu'il aime brutalement, sans donner d'explication. Et la retrouve 37 ans plus tard, venant vers lui sur la glace, à l'aide d'un déambulateur. Harriet va mourir d'un cancer, et elle veut qu'il tienne la plus belle promesse qu'on lui ait jamais faite et que Fredrik a formulée il y a des années : l'emmener voir un lac niché au coeur d'une forêt.
L'écriture de Mankell est comme un tableau impressionniste. Elle procède par petites touches colorées qui décrivent les émotions d'un homme devenu étranger à lui-même.
Les chaussures italiennes est un très grand roman.
Extrait :
Six mois s'étaient écoulés depuis notre fête de l'été. Ce soir, Harriet ne serait pas avec nous pour célébrer le solstice d'hiver. Elle m'a manqué soudain d'une manière que je n'avais jamais ressentie jusque là. Elle avait beau être morte, je la sentais plus proche que jamais. Pourquoi cesserait-elle de me manquer sous prétexte qu'elle n'était plus là ?
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Fred
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L'album le plus poignant de Fred, dont l'univers onirique, mu par les fantaisies du langage, vous porte dans la traversée de l'Atlantique et vous fait pleurer de rage quand vient La dernière image.
Jamais dessinateur n'a porté un si bel univers que ce rêveur d'une liberté magnifique.
Son humour toujours empreint de tendresse même lorsqu'il se fait féroce (ô le jubilatoire portrait du psychanalyste dans L'histoire du corbac aux baskets !), le ton doucement désabusé des personnages, les procédés narratifs audacieux, tout cela nous manquera cruellement à présent que le père de Philémon n'est plus.
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Le corbac et le psychanalyste dans

L'histoire du corbac aux baskets

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L'histoire du conteur électrique

Un site dédié à l'univers de Fred :

http://www.batbad.com/bateau_ivrogne.html

Chronique d'hiver, Paul Auster

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La belle gueule sombre d'Auster préfigure avec bonheur le regard intense d'un homme sur 64 années de vie dans un corps décrit à la deuxième personne : "ton corps qui nage dans des étangs, des lacs, des fleuves, des océans, ton corps qui marche et traverse péniblement des champs boueux, ton corps allongé dans les hautes herbes de prairies vides, ton corps arpentant les rues de la ville, ton corps qui peine à grimper à flanc de colline ou de montagne..."
Un corps qui s'apprend, se rebelle, s'enthousiasme, un corps comme un roman parcouru de mille histoires comme autant de cicatrices, de souvenirs de plaisirs, de lieux, d'espaces et d'autres corps rencontrés.
Un corps qui mesure l'instant avec une sensibilité extrême, une écriture sensorielle comme étonnée du chemin déjà parcouru, et qui le restitue avec grâce.

Colette, Les cahiers de L'Herne

Quelques livres à emporter sur l'île déserte
Remarquable publication sous la direction de Laurence Tacou, ce cahier comprend à la fois des articles sur l'oeuvre et sur l'auteur, des textes inédits de Colette ainsi que de la correspondance. Des critiques dramatiques aussi, que Colette donna au Journal de 1933 à 1938 et qui furent réunies ensuite sous le titre La jumelle noire, comme ce savoureux portrait d'Arletty :
"Arletty, brune, se met nue en toute indifférence. "C'est curieux, disait ma voisine, ça n'a même pas l'air de lui faire plaisir. Et pourtant !..." Large des épaules, étroite des hanches, cette froide fantaisiste ne consent à aucun procédé qu'elle ne l'ait inventé elle-même".
Ou encore ce portrait brossé par Willy, quelque temps après sa séparation avec l'écrivain, dans une lettre adressée à Emile Vuillermoz en septembre 1907 :
"Parbleu ! Je ne croyais pas, moi, qu'il me serait impossible de me passer d'elle, vitalement impossible ! Oh ! Ne croyez pas à des besoins de couchage ! Mais sa présence me manque, ses sourires ambigus, la rapidité folle de sa compréhension, le livre qu'elle me jetait sous les yeux ouvert à la page qu'il fallait -jamais d'erreur- marquée d'un coup d'ongle ; il me manque ses joies absurdes, ses chagrins violents et brefs, la puérilité bavarde dont elle masque, comme une tare, sa sensibilité aiguë, et qui sait choisir. Il me manque ses accès de taciturnité pensive. Nous avons eu des parties de silence, inégalables.

Virginia Woolf, Viviane Forrester

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Viviane Forrester, romancière, essayiste, signe là une biographie remarquable de Virginia Woolf.
Elle y déconstruit la caricature de la maniaco-dépressive et de l'époux dévoué et protecteur dressée par Leonard Woolf lui-même (mari de Virginia), et Quentin Bell, leur neveu, et brosse un double portrait des époux d'une grande finesse psychologique.
La première partie est consacrée à Leonard, homme de lettres écorché dans une époque où l'antisémitisme est de bon ton en Angleterre, notamment dans la haute société à laquelle sa femme appartient.
La seconde partie nous narre la vie de Virginia, aux prises avec un passé particulièrement douloureux qu'elle va mettre à distance grâce à l'écriture et aux "murs protecteurs" qu'elle va ériger autour d'elle toute sa vie : le cercle de Bloomsbury, un groupe d'amis composé d'intellectuels et d'artistes qui marqueront pour certains leur époque (on pense à Wittgenstein ou à Maynard Keynes, mais aussi à Duncan Grant et Vanessa Bell, peintres -et pour cette dernière, soeur de Virginia-).
Jusqu'à ce que la guerre isole les Woolf, retranchés dans leur maison de Rodmell dans le Sussex, où Virginia et Leonard attendent la possible victoire nazie, les oeuvres de Virginia figurant sur la liste noire de Hitler.
Cet isolement fragilise Virginia, dont les démons issus du passé refont surface avec force. Ils auront raison de son courage lorsqu'une femme médecin, devenue la seule visiteuse régulière de Rodmel, intimidée par cet écrivain majeur, lui délivre une prescription absurde : pour éloigner la dépression, vous devez cesser d'écrire...
Virginia entre alors dans la rivière Ouse les poches emplies de pierres, dans cette eau qui parcourt son oeuvre, pour n'en jamais sortir.
La biographie de Viviane Forrester s'appuie sur un remarquable travail d'analyse des textes et du Journal de Virginia, dans une langue pleine de subtilité. Une langue de romancière, aussi : on a plaisir à écouter, voire à ré-écouter, la musique de ces phrases qui parlent de celles d'une autre.
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Portrait de Virgina Woolf par Roger Fry, peintre et ami auquel elle a consacré une biographie à la fin de sa vie
A signaler, aussi, le film de Stephen Daldry, sorti en 2003, The hours, consacré à Virginia Woolf. Chef d'oeuvre de mise en scène et de montage où trois récits se croisent : celui de la vie de Virginia, de l'une de ses lectrices et du fils de cette dernière. Le fil rouge du film est Mrs Dalloway, l'un des plus beaux romans de Virginia Woolf.
Monk's house, maison de Virginia Woolf, à Rodmel (Sussex), d'après http://maisons-ecrivains.fr/2008/01/virginia-woolf-monks-house/
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Virginia et Leonard
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Virginia et Vita Sackville, amie et maîtresse de l'écrivain
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Entre les actes, Virginia Woolf

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Dernier roman de Virginia Woolf, Entre les actes narre une représentation théâtrale donnée dans le jardin d'une famille bourgeoise dans la campagne anglaise. Le véritable spectacle n'est pas sur la scène, qui donne à voir une histoire de l'Angleterre à travers son théâtre, mais dans la représentation de l'auditoire. La pièce est là pour révéler, à l'instar des miroirs que brandissent les acteurs lorsqu'ils évoquent le 20ème siècle, le visage des spectateurs de cette guerre qui se joue en arrière plan et menace, comme l'orage, la légèreté de cette journée d'été.
Virginia Woolf est une romancière de l'instant. Son acuité pénètre avec humour, férocité et justesse. A l'instar de Lucie, contemplant l'eau puis le ciel, "elle est là entre deux fluidités". Et finalement choisit l'eau. "Intelligente et supérieure à tant d'égards, peut-être justement parce qu'elle était vraiment intelligente et supérieure, elle refusait le monde tel qu'il était" *.
En lisant ce texte et en songeant au suicide de Virginia quelques mois plus tard, le 28 mars 1941, on ne peut s'empêcher de penser à cette phrase de Camus.
* Albert Camus, Le premier homme

Entre les actes, Extrait :

 

Nous-mêmes ! nous-mêmes !

Ils sautent, caracolent, bondissent. Ils dansent, virent, passent comme l'éclair. Tiens, c'est le vieux Bart. Voici Manresa. Voyez ce nez... cette robe... ce pantalon... ce visage... Ils les ont attrapés... Nous-mêmes ? Mais c'est cruel, de nous attraper en instantané avant que nous ayons pu prendre... Et de ne représenter qu'un aspect... C'est une caricature ; c'est vexant ; ce n'est pas du jeu !

Tournant, s'inclinant, virant, les miroirs scintillent, reflètent, révèlent. Les spectateurs du fond se lèvent pour mieux jouir de cette drôlerie. Voici qu'eux-mêmes sont attrapés, et ils se rasseyent... Quel tableau !

La dernière leçon, Noëlle Châtelet

Quelques livres à emporter sur l'île déserte
Un texte stupéfiant, où l'angoisse d'achever la lecture va crescendo, parce que le lecteur connaît l'inéluctable fin. Ouvrir, puis fermer ce livre, c'est accompagner, pas à pas, une femme de 92 ans qui décide, quelques mois plus tôt, d'achever sa vie comme elle l'a vécue : librement.
Noëlle Châtelet narre ici l'histoire de sa mère, sage-femme et femme sage engagée, militante infatigable, qui annonce un jour à ses enfants qu'elle a arrêté la date de son suicide.
L'idée choque par sa violence, par le compte à rebours qu'elle déclenche inexorablement (et que l'on ressent à chaque page que l'on tourne), puis fait son chemin grâce au talent de l'auteur qui nous fait connaître l'extra-ordinaire personnalité de cette mère d'exception qui parvient à transmettre à sa fille l'impensable : accepter l'idée de la mort. Pas la mort abstraite, mais la mort de celle qu'on n'imagine, enfant, puis adulte, qu'en tremblant : celle de notre propre mère.
Plus efficace philosophiquement que la Lettre à Ménécée d'Epicure, qui s'efforce rationnellement de nous libérer de cette peur, La dernière leçon nous rappelle qu'on ne peut pas faire mieux, en matière d'éducation, que de transmettre l'art de surmonter ses peurs. Pas seulement parce c'est une thérapeutique, mais aussi et peut-être surtout parce que c'est une manière d'apprendre à se connaître et à se maîtriser. Or la maîtrise de soi, c'est la liberté, c'est l'indépendance. La mère de Noëlle Châtelet s'inscrit ainsi dans la tradition de la sagesse antique, celle d'Aristote, d'Epicure, de Platon... et de Socrate, dont la mère, Phénarète, était également sage-femme.
La dernière page de La dernière leçon tournée, on accepte aussi que cette indépendance soit compatible, voire inhérente à l'amour indéfectible de cette mère pour sa fille. Que peut-on en effet transmettre de mieux à sa fille, en même temps que la certitude d'être aimée, que l'image d'une mère libre, fidèle à ce qu'elle a toujours été, y compris face à la mort ?

Les tours du silence, Bernard Châtelet

Quelques livres à emporter sur l'île déserte

Un texte magnifique où se croisent, avec une grande maîtrise, plusieurs récits d'un jeu universel et intemporel : celui de la guerre que se livrent les hommes.

Bernard Chatelet est un joueur d'échec qui nous implique dans une partie où chaque coup peut faire ressurgir des limbes des souvenirs qui mettent en péril l'existence des protagonistes, et nous laisse troublés.

Un texte humaniste et fort.

 

Extrait :

 

Le visage du colonel, celui de Rovar, m'apparut. Je réalisai que j'étais dans une tour, la tour de l'est. L'homme portait son regard vers le nord et j'avais l'impression de voir avec ses yeux.

Je n'oublierai jamais ces minutes de temps dédoublé. J'étais dans une tour, et pourtant à aucun moment je n'ai oublié que j'étais face à Ludovic, séparé de lui par une table sur laquelle était posé un jeu d'échec.

Des bosquets s'effaçaient, d'autres apparaissaient. Un village s'esquissa dans la brume, flou d'abord, puis de plus en plus net. Des maisons flambaient, les flammes crevaient les toits. Dans les ruelles enfumées, des groupes d'humains s'échappaient en courant. Ils devaient hurler mais je n'entendais rien.

La Pleurante des rues de Prague, Sylvie Germain

Quelques livres à emporter sur l'île déserte

Une passante, à la grâce immatérielle et claudiquante, erre dans les rues de Prague, charriant la douleur des hommes.

Un texte dont la beauté laisse sans voix.

Sylvie Germain est une orfèvre des mots, ses phrases -son phrasé, plutôt- coule à l'oreille une musique qui vient du ciel.

 

Extrait :

 

Car il semblait que quelque chose pleurât en elle, et non pas qu'elle-même versât des larmes. Peut-être bien d'ailleurs n'en versait-elle aucune. L'humide chuchotis sourdait du dedans de son corps, comme si l'inaudible rumeur du sang qui coule dans la chair se fût faite perceptible. Etait-ce là le bruit de son coeur ? Etait-ce le frémissement interne de sa chair, ou le tremblement de sa peau ? Mais sous l'effet de quelle peine ?

Alors que je la frôlais presque, ayant hâté le pas afin de la doubler et de jeter un regard sur son visage, une intuition se leva, brusque, et me fit renoncer à ma curiosité : cette femme n'avait pas de visage qui lui fût propre, elle n'était pas même une personne unique, un individu, -elle était plurielle. Son corps était un lieu de confluence d'innombrables souffles, larmes et chuchotements échappés d'autres corps.

Le joueur d'échec, Stefan Zweig

Quelques livres à emporter sur l'île déserte

A l'occasion d'un voyage en bateau qui relie New York à Buenos-Aires, un homme renoue avec une passion qui l'a sauvé de la folie lorsque, jeune homme, il a été capturé et interrogé par la Gestapo dans un hôtel pendant plusieurs mois.

Comme toujours chez Zweig, la vision d'un monde en décomposition se profile derrière l'étude psychologique subtile des personnages.

 

Extrait :

 

Mais n'oubliez pas que j'avais été violemment arraché à mon cadre habituel, que j'étais un captif innocent, tourmenté depuis des mois par la solitude, un homme en qui la colère s'était accululée sans qu'il pût la décharger sur rien ni sur personne. Aucune diversion ne s'offrant, excepté ce jeu absurde contre moi-même, ma rage et mon désir de vengeance s'y déversèrent furieusement. Il y avait un homme en moi qui voulait son droit, mais il ne pouvait s'en prendre qu'à cet autre moi contre qui je jouais ; aussi ces parties d'échecs me causaient-elles une excitation presque maniaque. Au début, j'étais encore capable de jouer calmement, je faisais une pause entre les parties pour me détendre un peu. Mais bientôt mes nerfs irrités ne me laissèrent plus de répit. A peine avais-je joué avec les blancs que les noirs se dressaient devant moi, frémissants. A peine une partie était-elle finie qu'une moitié de moi-même recommençait à défier l'autre, car je portais toujours en moi un vaincu qui réclamait sa revanche.

La fin de Chéri, Colette

Quelques livres à emporter sur l'île déserte

L'histoire d'un homme-objet, construit par le désir d'une femme, qui prend conscience qu'être un objet aux yeux de l'autre vous prive vous-même de désir, et qui en meurt.

Colette décrit avec une grâce inégalable l'errance d'un très jeune homme perdu dans le regret d'un gynécée.

 

Extrait :

 

Une femme écrivait, le dos tourné, assise devant un bonheur-du-jour. Chéri distingua un large dos, le bourrelet grenu de la nuque au-dessous de gros cheveux gris vigoureux, taillés comme ceux de sa mère. "Allons, bon, elle n'est pas seule. qu'est-ce que c'est que cette bonne femme-là ?"

- Mets-moi aussi par écrit l'adresse, Léa, et le nom du masseur. Moi, tu sais, les noms... dit une voix inconnue.

Une femme en noir, assise, venait de parler, et Chéri sentit en lui-même un remous précurseur. "Alors... où est Léa ?"

La dame au poil gris se retourna, et Chéri reçut en plein visage le choc de ses yeux bleus.

- Eh ! mon dieu, petit, c'est toi ?

Il avança comme en songe, baisa une main.

- La princesse Cheniaguine, Monsieur Frédéric Peloux.

Chéri baisa une autre main, s'assit.

- C'est ?... questionna la dame en noir, en le désignant avec autant de liberté que s'il eût été sourd.

Le grand rire innocent résonna de nouveau, et Chéri chercha la source de ce rire, là, ici, ailleurs, partout ailleurs que dans la gorge de la femme au poil gris...

- Mais non, ce n'est pas ! Ou ce n'est plus, pour mieux dire ! Valérie, voyons, qu'est-ce que tu vas chercher ?

Elle n'était pas monstrueuse, mais vaste, et chargée d'un plantureux développement de toutes les parties de son corps. Ses bras, comme de rondes cuisses, s'écartaient de ses hanches, soulevés près de l'aisselle par leur épaisseur charnue. La jupe unie, la longue veste impersonnelle entr'ouverte sur du linge à jabot, annonçaient l'abdication, la rétractation normales de la féminité, et une sorte de dignité sans sexe.

Je, François Villon, Jean Teulé

Quelques livres à emporter sur l'île déserte

Jean Teulé narre dans une langue crue et superbe la folie, la démesure d'un temps et d'un homme, génie de la poésie. Son récit, alliant subtilement éléments biographiques et poèmes, trouble par son extrême violence et sa stupéfiante beauté. Jean Teulé restitue l'homme dans le pire et le meilleur, pris dans une époque où les charcutiers, à la nuit tombée, venaient, au péril de leur vie, récupérer la chair gratuite des condamnés fraîchement suppliciés à Montfaucon.

Ames sensibles s'abstenir...

 

Extrait :

 

Le lendemain, je suis si perdu que les gens que je croise ne me voient peut-être pas. Je n'ai plus le goût du jeu et du rire. De corps et de visage, je me trouve si bouleversé que j'ai l'air d'un fou. Je me tords les poings de douleur pour avoir tué et pris le bien d'habitants peut-être, aujourd'hui, ensevelis morts et froids. Las de cette écorcherie et plus noir que mûre, je vais seul à travers les labours. poils brûlés à ma barbe et pelisse en peau de cerf portée sur le dos, je n'attaque plus que la chair des fruits cueillis aux haies, aux arbres. Mon destin - la désespérance d'un poète en haillons qui laissera à toutes les broussailles d'ici à Roussillon les lambeaux de son méchant vêtement. Je vais chercher ailleurs meilleure fortune.

À propos

Site de Nathalie Garance, romancière.